Depuis octobre 2019, la France est le premier pays européen à avoir transposé l’article 15 de la directive DAMUN, justifiant d’étudier avec une grande attention les évolutions de la situation en France. Bien que l’objectif de l’article 15 était de rendre « l’octroi de licences de droits » moins complexe et plus efficace (considérant 54), la loi française de transposition s’est d’abord avérée un échec en raison de la réaction de Google. Il est possible que le droit de la concurrence change la donne, en imposant au géant de l’Internet de négocier équitablement.
Aussi controversé que l’article 17, l’article 15 visait lui aussi à permettre une meilleure rémunération sur l’internet des créateurs de contenus. L’outil, ici utilisé, fut de créer un nouveau droit voisin au profit des éditeurs de presse contre les fournisseurs de services de la société de l’information pour l’utilisation en ligne de leurs publications. La transposition en France, décidée avant l’adoption de la directive, fut facilement adoptée, permettant à ce droit d’entrer en vigueur le 24 octobre dernier.
La réaction de Google fut aussi rapide qu’audacieuse : « lorsque la loi française entrera en vigueur, nous n’afficherons plus d’aperçu du contenu en France pour les éditeurs de presse européens, sauf si l’éditeur a fait les démarches pour nous indiquer que c’est son souhait. » Les éditeurs français n’eurent d’autre choix que d’accepter le marché de Google et octroyèrent des licences gratuites sur leurs contenus. Si le but de la directive et de la loi française de transposition était une meilleure rémunération des éditeurs, les deux textes restaient silencieux tant sur l’interdiction des licences gratuites que sur l’éventuel renonciation à un tel droit. Dès lors, la réaction de Google n’était sans doute pas facile à contester du point de vue de ce nouveau droit voisin. On comprend alors mieux pourquoi les éditeurs déplacèrent la dispute de la propriété intellectuelle vers le droit de la concurrence. L’AFP et les syndicats d’éditeurs décidèrent en conséquence de saisir l’Autorité française de la concurrence contre Google pour abus de position dominante.
Le 9 avril, l’Autorité française de la concurrence a rendu une décision provisoire clairement en faveur des éditeurs français. Elle considère, d’abord, que Google détient une position dominante (90 %) sur le marché de la recherche en ligne. En retenant comme marché pertinent le marché de la recherche en ligne, l’Autorité écarte tout débat sur l’existence d’une position dominante de Google. Il aurait pu en être autrement si elle avait retenu que le cadre pertinent de l’analyse devait être le marché de l’accès à la presse en ligne, sur lequel Facebook ou Twitter auraient été des concurrents sérieux. S’agissant des abus potentiels, l’Autorité estime que Google pourrait abuser de sa position dominante en imposant des licences gratuites, soit à des conditions non équitables. Google est considéré comme étant « non remplaçable et essentiel pour la viabilité économique des éditeurs de presse » (n° 235), ce qui explique qu’une licence gratuite puisse constituer un abus de position dominante. Une telle position est intéressante car il n’est pas reproché à Google d’avoir refusé l’accès à sa plateforme constituant une « infrastructure essentielle », mais d’avoir refusé de rémunérer les éditeurs pour la reproduction d’une partie de leur contenu sur ladite plateforme. L’abus consisterait donc en un refus d’achat, ce qui n’est pas commun. L’Autorité, considère également que si Google n’a pas violé la loi de transposition, il en a abusivement contourné l’objectif en imposant des licences gratuites (n° 242). Si le droit de la concurrence reconnait qu’un abus peut se manifester dans l’usage anticoncurrentiel que fait une entreprise dominante d’un droit, il semblerait ici que le contournement de la loi puisse être considéré comme abusif en soi. Une telle position ne manquerait pas de soulever des questions nouvelles aux ramifications complexes.
La limite de la loi de transposition et de la directive fut de ne pas interdire de licence gratuite. Le droit de la concurrence pourrait combler cette limite en imposant des licences payantes à Google. Si le silence de la directive et de la loi de transposition sur cette question ne résulte pas d’un compromis sur un texte controversé, la décision française peut apparaître juste. Sinon, il n’est pas certain que le droit de la concurrence puisse légitimement altérer un tel compromis.
Finalement, la décision retient l’existence d’une atteinte grave et immédiate au secteur de la presse en raison de la pratique de Google, justifiant des mesures provisoires particulièrement lourdes :
1° Google doit communiquer les informations nécessaires à une évaluation transparente de la rémunération due.
2° Google doit négocier de bonne foi avec les éditeurs de presse.
3° Google doit maintenir les extraits pendant la période de négociation.
Il faut noter que l’urgence d’une intervention justifiant le prononcé de mesures conservatoires n’apparaissait pas forcément évidente dans la mesure où la pratique de Google conduisait finalement à un simple statu quo, à savoir l’absence de versement de rémunération aux éditeurs par Google. L’Autorité a relevé d’une part que les licences accordées avaient permis à Google d’obtenir des conditions de transaction encore plus avantageuses qu’avant l’entrée en vigueur des nouvelles modalités de reprise et d’affichage des contenus protégés et d’autre part que les pratiques dénoncées menaçaient la viabilité économique du secteur de la presse en privant ses acteurs d’une ressource anticipée, dans un contexte de crise du secteur.
Avec ce petit « coup de pouce » de l’Autorité de la concurrence, les négociations seront sûrement plus profitables aux éditeurs de presse.
La décision au fond est attendue avec une grande impatience en France et ailleurs !