Deux ans après l’adoption du nouveau règlement d’exemption : bilan des tendances en matière de restrictions verticales

Ecrit par

thomas oster module
Thomas Oster

Partner
France

Associé au sein du département Droit de la concurrence et compliance à Paris, ma pratique couvre le droit de la concurrence européen et national, tant en conseil qu'en contentieux, ainsi que le droit commercial et le droit de la distribution. J'ai également développé une compétence en matière de compliance.

Elsa Mandel

Senior Associate
France

Avocat aux barreaux de Paris et de New York depuis 2018 et collaboratrice au sein de notre équipe Competition & EU law à Paris, je suis spécialisée en droit français et européen de la concurrence (cartels, abus de position dominante, contrôle des concentrations) et interviens en conseil et en contentieux devant les autorités de concurrence ainsi que devant les juridictions

Le nouveau Règlement d'exemption par catégorie applicable aux accords verticaux (n°2022/720) a été adopté il y a maintenant un peu plus de deux ans (voir notre article sur le sujet). Cependant, il est encore trop tôt pour tirer des conclusions sur son impact, car les autorités nationales de concurrence n'ont pas encore eu l’occasion de mettre en œuvre ses nouvelles dispositions à ce jour.

Bien que le nouveau Règlement propose une approche plus flexible de l’encadrement des restrictions verticales, la Commission européenne reste déterminée à éliminer toute barrière au marché intérieur afin d’en assurer le bon fonctionnement. Cet engagement se reflète également dans la pratique décisionnelle de l'Autorité de la concurrence française (l’Autorité).

Alors que le marché continue d'évoluer dans le sens voulu par la Commission, notamment avec l'importance croissante des ventes en ligne, il est probable que l’Autorité maintienne son approche rigoureuse dans l’application des articles 101 du TFUE et L.420-1 du Code de commerce. 

En effet, bien que le nouveau Règlement offre une certaine flexibilité – par exemple en permettant des prix différenciés selon que les produits sont vendus en ligne ou non (dual pricing) ou en clarifiant les conditions dans lesquelles les ventes sur Internet peuvent être encadrées – le cadre juridique général reste axé sur le maintien d'un marché unique, compétitif et fonctionnel.

Cette volonté d’éliminer tout obstacle au marché unique est également d'ordre politique : le 24 mai 2024, lors d'une réunion du Conseil Compétitivité de l'UE, huit États membres (Pays-Bas, Belgique, Croatie, République Tchèque, Danemark, Luxembourg et Slovaquie) ont lancé un appel à l’action, soulignant la nécessité d'éliminer les contraintes d'approvisionnement territoriales sur le marché intérieuri.

Cet article vise à fournir un aperçu des priorités de l'Autorité de la concurrence en matière de restrictions verticales durant les dernières années depuis l'adoption du nouveau Règlement, et à donner aux entreprises des orientations pour assurer la conformité de leurs réseaux de distribution au droit de la concurrence.

 

Les tendances en matière d'application reflètent les défis rencontrés par les entreprises

Les tendances qui se dégagent des décisions des autorités de concurrence sont un indicateur fort des défis auxquels les entreprises sont confrontées. Les décisions de l'Autorité et de la Commission européenne au cours des deux dernières années en sont un parfait exemple.

 

Principales problématiques

Depuis 10-15 ans, le marché européen a connu une intégration sans précédent, principalement due à la hausse des ventes sur Internet. Ce développement a considérablement renforcé la concurrence intra-marques, les distributeurs pouvant commercialiser librement leurs produits à travers le marché intérieur. Dans ce contexte, les disparités de prix entre les États membres ont exercé une pression à la baisse sur les prix (et inévitablement sur les marges des entreprises), en particulier sur les marchés où les prix étaient traditionnellement plus élevés.
Afin de contrer ce phénomène, les entreprises peuvent être tentées d'imposer des restrictions à leurs distributeurs, soit en limitant les territoires sur lesquels ils peuvent vendre leurs produits, soit en contrôlant directement les prix de revente – deux pratiques prohibées au titre de l'article 101 du TFUE et de son équivalent français, l'article L.420-1 du Code de commerce.

 

Priorité sur le contrôle des restrictions territoriales et des ventes en ligne

Les récentes décisions de l'Autorité de la concurrence confirment ces tendances. Depuis mai 2022, elle a rendu cinq décisions de sanction concernant des restrictions verticales, impliquant soit des restrictions territoriales ou de ventes en ligne (quatre décisions), soit des pratiques de fixation des prix de revente, ou RPM (deux décisions).

De même, au niveau européen, la Commission a depuis mai 2022 rendu deux décisionsii et adressé une notification de griefsiii  concernant des restrictions verticales, toutes relatives à des restrictions territoriales. En particulier, elle a récemment infligé à Mondelez une amende record en matière de restrictions verticales - de plus de 300 millions d'euros - pour avoir limité les ventes transfrontalières, sanctionnant ces comportements tant sous l'angle des accords anticoncurrentiels (article 101) que de l'abus de position dominante (article 102).

Les pratiques mises en œuvre par Mondelez et sanctionnées par la Commission européenne sont les suivantes : 

  • une restriction contractuelle des territoires sur lesquels les grossistes pouvaient revendre des produits ;
  • une limitation des ventes passives des distributeurs exclusifs, empêchant certains d’entre eux de répondre à des demandes provenant de clients d'autres États membres sans l'approbation préalable de Mondelez ;
  • le refus d’approvisionner un grossiste allemand pour l’empêcher de revendre des tablettes de chocolat dans des pays où les prix étaient plus élevés et où Mondelez détenait une position dominante ;
  • l’arrêt de la fourniture de tablettes de chocolat aux Pays-Bas pour empêcher leur importation en Belgique, où Mondelez vendait ces produits à des prix plus élevés.

En France, l'Autorité a également ciblé les restrictions territoriales, infligeant des amendes aux entreprises ayant limité la liberté de leurs revendeurs de vendre leurs produits dans certains territoires ou à certains clients.

Ainsi, dans sa décision n° 23-D-05iv, l’Autorité a sanctionné des entreprises du secteur des équipements de boulangerie pour avoir restreint les ventes passives des revendeurs exclusifs. De même, dans sa décision n°23-D-12v, elle a infligé une amende de 4 millions d'euros à la société de thés de luxe Mariage Frères pour avoir restreint la capacité de ses distributeurs à se vendre les produits entre distributeurs (ainsi que d’avoir limité leurs ventes sur internet). L'Autorité a également sanctionné le fabricant de chocolat De Neuvillevi pour avoir mis en œuvre des accords visant à restreindre les ventes en ligne de ses franchisés, ainsi que les ventes à des clients professionnels.

 

La lutte continue de l’Autorité contre les restrictions visant les ventes en ligne

Au-delà de sa volonté de lutter contre les restrictions territoriales, l'Autorité reste particulièrement vigilante face aux restrictions concernant les ventes en ligne, infligeant récemment l'une de ses sanctions les plus élevées de ces dernières années au fabricant de montres de luxe Rolexvii.

Dans cette décision, l’Autorité se réfère directement au nouveau Règlement et à ses lignes directrices pour rappeler que, si la possibilité de vendre des produits en ligne peut être soumise au respect de conditions qualitatives, une interdiction totale ne saurait constituer un moyen légitime de lutter contre la contrefaçon ou les ventes hors réseau et est donc injustifiée.  

 

Le contrôle des prix de revente imposés reste une priorité

Bien que l’Autorité ait rejeté le grief relatif à des pratiques de prix de revente imposés dans sa décision Rolex (en raison d’une insuffisance de preuves) son engagement contre les RPM reste fort. 

Très récemment, elle a infligé une amende de 500 000 € à un fabricant de vins pour avoir imposé des prix de revente minimums à ses distributeursviii.

Cette décision est la première décision de l’Autorité concernant des prix de revente imposés depuis l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans l'affaire Super Bockix, qui a apporté des éclaircissements supplémentaires sur la notion de « restriction par objet ». Dans cette affaire, la CJUE a déclaré que les pratiques de prix de revente imposés n’étaient pas automatiquement une restriction de concurrence « par objet », même s’il s’agit d’une « restriction caractérisée » au sens du Règlement. Elle précise que, en pratique, pour évaluer si un accord fixant des prix de revente constitue une restriction « par objet », une analyse au cas par cas est requise. Cette analyse doit tenir compte du contenu, des objectifs, du contexte économique et juridique, et des effets pro-concurrentiels des dispositions litigieuses.

Une lecture détaillée de la décision de l’Autorité est particulièrement intéressante à la lumière de la jurisprudence Super Bock. En effet, l’Autorité ne semble pas avoir appliqué l'approche nuancée présentée par la CJUE dans cet arrêt. Après avoir brièvement cité l'arrêt de la CJUE et décrit les pratiques en cause, l’Autorité s'est contentée, pour qualifier la pratique de restriction « par objet », de faire référence à la jurisprudence établie selon laquelle les accords sur les prix de revente constituent généralement une restriction par objet, sans entrer dans l’analyse préconisée par la Cour.

Cette décision reflète l'approche particulièrement stricte de l'Autorité à l’encontre des prix de vente imposés. Il reste à voir si cette position résistera à un examen juridique, notamment si elle est contestée devant la Cour d'appel de Paris, qui s'est montrée plutôt stricte à l’égard de l’Autorité en matière de RPM dans son récent arrêt Applex

 

Recommandations

Bien que le nouveau Règlement d’exemption ait réajusté et clarifié certaines règles pour tenir compte des évolutions du marché et bien qu’il offre des assouplissements bienvenus, son objectif et son fonctionnement général restent identiques à ceux du règlement précédent. Les mêmes restrictions restent considérées comme caractérisées ou exclues.

Les entreprises doivent donc continuer à être particulièrement prudentes lorsqu'elles mettent en œuvre des mesures visant à limiter le commerce transfrontalier au sein de l’Union européenne, y compris par le biais de méthodes indirectes comme par exemple une différenciation des packagings par pays, pratique qui est d’ores et déjà dans le viseur de la Commissionxi.
Plus particulièrement, il est recommandé aux entreprises : 

  • de ne pas mettre en œuvre de mesure visant à restreindre le territoire sur lequel les produits peuvent être vendus (sauf cas spécifiques de réseau de distribution sélective ou exclusive le justifiant), que ce soit de manière directe (dispositions contractuelles) ou indirecte (refus de fourniture, différenciation des packagings, etc.)xii ;
  • de soigneusement examiner et faire revoir toutes mesures visant indirectement à empêcher ou limiter une baisse trop importante de leurs prix ;
  • de surveiller l’évolution de leurs parts de marché, en particulier celles approchant le seuil de 30 %, afin d’assurer une exemption continue au titre du Règlement ;
  • de veiller à ce que les équipes juridiques et opérationnelles reçoivent une formation adéquate en droit de la concurrence ;
  • de faire revoir et valider la structure de leurs réseaux de distribution ainsi que tout contrat de distribution par leurs directions juridiques ou leurs avocats spécialisés en droit de la concurrence avant leur mise en œuvre.

 

Pour plus d'informations ou de conseils, veuillez contacter Thomas Oster et Elsa Mandel.

 

________________________

 

Note des délégations des Pays Bas, Belgique, Croatie, République Tchèque, Danemark, Luxembourg et Slovaquie (lien).

ii Décision AT.40632, Mondelez Trade Restrictions du 23 mai 2024 (publiée le 8 aout 2024) (lien)

  Decisions AT.40413, AT. 40414, AT.40420, AT.40422, AT.40424 du 24 aout 2022 concernant des pratiques de géoblocking (lien)

iii En juillet 2023, la Commission a adressé à Pierre Cardin et son licencié principal une notification de griefs les informant de potentielles violation du droit de la concurrence en raison de limitation des ventes transfrontalières (lien).

iv Décision n° 23-D-05 du 18 avril 2023 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution de matériels de boulanger (lien).

v Décision 23-D-12 du 11 décembre 2023 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des thés de luxe (lien).

vi Décision 24-D-02 du 06 février 2024 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution de chocolats (lien).

vii Décision 23-D-13 du 19 décembre 2023 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution de montres de luxe (lien).

viii Décision n° 24-D-07 du 17 juillet 2024 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la commercialisation des vins sous IGP Côtes de Gascogne (lien).

ix Affaire C-211/22, Super Bock Bebidasi du 29 juin 2023 (lien). Notre commentaire sur l’arrêt Super Bock à lire ici.

Cour d’appel de Paris, 6 octobre 2022, Apple, n° 20/08582: dans cette décision, la Cour d’appel de Paris a annulé la décision de l’Autorité de la concurrence concernant l’existence de pratiques de prix de revente imposes, considérant que celui-ci n’était pas suffisamment démontré (conduisant à une réduction de l’amende de 1,24 milliards d’euros à 425 millions).

xi Voir les lignes directrices accompagnant le nouveau Règlement n°720/2022, paragraphe 204(h): “ VBER Guidelines, paragraph 204(h) which states that “empêcher l’acheteur d’utiliser des langues supplémentaires sur l’emballage ou pour la promotion des produits” pouvait constituer une mesure indirecte visant à inciter le distributeur à ne pas vendre à certains clients et ainsi constituer une restriction caractérisée (lien).

xii Dans une décision de 2019 concernant la société Ab InBev, qui avait été sanctionnée pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché belge de la bière en limitant les importations de ses produits à des prix moins élevés en provenance des Pays Bas, la Commission a tenu compte du fait que AB InBev avait modifié les packaging de certains produits vendus à ses distributeurs et grossistes néerlandais afin de limiter la possibilité qu’ils soient vendus en Belgique, notamment en supprimant les traductions françaises de certaines mentions obligatoires, ainsi qu’en modifiant le design et la taille de certaines cannettes de bière (lien).

 

 

 

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