Dans l'arrêt Boot Shop d'octobre 2006, suivi de l'arrêt Bois Rouge de janvier 2020, la Cour de cassation a permis aux tiers de se prévaloir d'un manquement contractuel, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, lorsque ce manquement contractuel leur a causé un dommage. Cette jurisprudence a conféré un avantage significatif aux tiers, qui pouvaient donc se prévaloir des stipulations contractuelles, sans avoir à rapporter une faute autre que ce manquement contractuel.
La solution s'est avérée dangereuse en pratique : le débiteur (co-contractant) s'est trouvé face à une multitude de créanciers potentiels, alors qu'il pensait ne s'être engagé contractuellement qu'envers une seule partie, celle avec laquelle il avait contracté. La solution apparaissait en outre profondément injuste : puisque c’est la responsabilité délictuelle qui est en jeu, contrairement au contractant, le tiers agissant sur la base d'un contrat ne pouvait se voir opposer le contenu de ce contrat, et notamment les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité. Cela signifie que le contractant pouvait limiter sa responsabilité à une somme déterminée à l'égard de l'autre co-contractant mais se retrouver indéfiniment responsable à l'égard des tiers.
L’évolution de l'arrêt Clamageran
L'arrêt Clamageran, rendu le 3 juillet 2024, représente un tournant majeur à cet égard.
Dans cette affaire, une société italienne (Aetna Group) avait transporté un certain nombre de machines pour les exposer lors d'un salon. Aetna Group France avait confié à une société de transport française (Clamageran) la manutention et le déchargement des machines après leur transport de l'Italie vers la France. C'est à ce moment-là que l'une des machines a été endommagée. Aetna Group a déclaré le sinistre à son assureur italien (Itas Mutua), qui l'a payé directement.
Itas Mutua étant alors subrogée dans les droits de son assuré, mais n'ayant pas de lien contractuel direct avec Clamageran, elle a assigné Clamageran (d'abord sur le fondement de la responsabilité contractuelle, puis sur celui de la responsabilité délictuelle) en dommages- intérêts pour un montant de 100.000 euros, en se prévalant de la faute contractuelle de Clamageran dans l'exécution du contrat. En défense, Clamageran a invoqué la clause limitative de responsabilité du contrat initial qui la liait à Aetna Group pour s'opposer aux demandes d'indemnisation d'Itas Mutua.
Compte tenu de l'absence de tout lien contractuel direct entre l'assureur du propriétaire des machines, Aetna Group, et le prestataire de services, Clamageran, la Cour d'appel a relevé le caractère délictuel de la responsabilité et a déclaré la clause limitative de responsabilité inopposable au tiers assureur. Clamageran s’est pourvue en cassation.
La Cour de cassation a ainsi dû établir une hiérarchie entre deux principes, le premier étant le principe de prévisibilité contractuelle, destiné à protéger les attentes légitimes des parties contractantes, et le second celui de l'effet relatif, destiné à empêcher les tiers de subir les conséquences d'un contrat auquel ils n'ont pas consenti.
La haute juridiction s'est prononcée en faveur de la prévisibilité contractuelle, en déclarant que les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité, convenues entre les parties contractantes, sont également opposables aux tiers. Alors que la jurisprudence refusait jusqu'à présent l'application des clauses limitatives de responsabilité à un tiers en raison du principe de l'effet relatif, en cas d'action sur le fondement de la responsabilité délictuelle, elle a jugé, dans un raisonnement aussi ferme que clair, que « pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s'est engagé en considération de l'économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s'appliquent dans les relations entre les contractants ».
L'équilibre contractuel repose sur l'idée que les parties à un contrat ont librement négocié leurs droits et obligations. Les clauses limitatives de responsabilité, qui fixent les limites de la responsabilité de chaque partie, en sont un élément essentiel. En permettant aux parties de prévoir les conséquences de leur engagement, ces clauses renforcent la sécurité juridique et favorisent la stabilité de la relation.
En bref
Cette décision soulève de nouvelles questions, notamment en ce qui concerne la protection des tiers, tels que les consommateurs. Une solution intermédiaire pourrait consister à aménager l'opposabilité des clauses limitatives de responsabilité aux tiers, en tenant compte de la nature du contrat, de la gravité du dommage subi par le tiers et de son statut. En outre, l'arrêt pourrait avoir des répercussions importantes sur la pratique contractuelle, notamment lors de la négociation et de la rédaction des contrats, étape au cours de laquelle les parties devront redoubler de vigilance pour anticiper d'éventuelles contestations de la part des tiers.
En définitive, l'arrêt Clamageran s'inscrit dans une tendance jurisprudentielle visant à concilier les droits des tiers et la prévisibilité contractuelle.
Un tiers ne peut être traité plus favorablement qu'une partie au contrat. Si le tiers invoque le contrat, il faut accepter que l'ensemble du contrat lui soit opposable.
En pratique
À la lumière de cet arrêt de la Cour de cassation, il est vivement recommandé que les contrats, qu'ils soient internationaux ou nationaux, contiennent des clauses limitatives de responsabilité destinées à protéger le contractant contre la responsabilité contractuelle ou délictuelle de son co-contractant ou d'un tiers (tel qu'un assureur, par exemple).
La forme et le contenu de ce type de clauses nécessitent une expertise particulière basée sur la connaissance des lois et de la jurisprudence applicables, afin d'assurer leur validité et leur pleine efficacité. Si vous souhaitez en savoir plus sur les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité, n'hésitez pas à contacter les auteurs de cet article.